Danemark, Norvège, Suède, Finlande, Islande : le 31e Salon du livre met l’Europe septentrionale à l’honneur. C’est l’occasion de découvrir, au-delà des auteurs les plus connus, l’exceptionnelle vitalité de ces littératures venues du froid. Aujourd’hui très à la mode, elles restèrent longtemps un secret bien gardé dont seuls quelques noms émergeaient. Retour sur une initiation progressive.
Pendant très longtemps, nous avons accolé à l’Europe du Nord tous les clichés. Il y faisait froid, et les habitants étaient soit des blonds très doués pour le ski, soit de grands types un peu bourrus à l’air rogue coupant de lourds troncs d’arbre. Les rares écrivains à succès que l’on découvrait ne nous donnaient pas toujours une idée précise de leurs pays respectifs. Jusqu’à une époque récente, les lecteurs français n’avaient qu’une connaissance parcellaire des littératures septentrionales, faute de traductions. L’initiation aura été graduelle, en plusieurs grandes étapes. Première étape : l’écrivain norvégien nobélisé Il s’appelle Knut Hamsum (1859-1952), et c’est un peu l’arbre qui cache la forêt. Ecrivain à tendance sociale, entre Balzac et Thomas Mann, il a acquis sa célébrité en obtenant le prix Nobel de littérature en 1920, récompensant notamment son chef-d’oeuvre, La Faim (1890). Mais nous serions bien en peine de trouver dans ce récit un peu de couleur locale, des informations sur la Norvège. En narrant la dérive d’un journaliste indigent, il traite de la pauvreté en général et de la folie qu’elle peut provoquer chez l’homme. Deuxième étape : le best-seller finlandais Après Hansum, notre lecteur, un peu paresseux il faut bien le dire, n’a pas forcément envie de poursuivre son voyage. Il prend ce qu’on lui apporte : un best-seller signé de Mika Waltari. Il se souvient du péplum de Michael Curtiz, Sinouhé l’Egyptien, avec Victor Mature, adapté donc du roman de Waltari paru en 1945. Là encore, il ne saura rien de la Finlande puisque cet auteur compose des épopées très délocalisées et intemporelles – ici, la vie d’un médecin dans l’Egypte antique. Pas grave, il a passé un bon moment. Venus de pays étroits et énigmatiques, les auteurs comme Hansum ou Waltari savaient que leur survie dépendait de leur succès à l’étranger, et ils n’avaient qu’une ambition : atteindre l’universalité en brassant de grands thèmes. Troisième étape : le suédois rock’n’roll Notre lecteur retourne chez sa libraire et tombe sur un livre paru chez Gallimard. Il s’agit de L’Enfant brûlé (1948), le chef-d’oeuvre d’une grande star des lettres, Stig Dagerman, un garçon au look assez dandy, journaliste, aussi célèbre en son temps qu’Albert Camus. Il attaque enfin un drame proprement scandinave à la sauce bergmanienne – un adolescent amoureux de la femme de son père –, à la fois local et universel. Extrait : « Par les fenêtres des paliers, ils voient la neige tomber de plus en plus dense et, dans un nuage gris, envelopper les barres à tapis qui se dressent comme des potences. » Voici une notation qui nous permet d’approcher un peu plus la sensibilité du Nord, et quelle sensibilité : celle d’âmes rongées par la solitude et de secrètes douleurs. On ne peut pas franchement dire qu’elle donne une image très riante de la Suède… L’auteur se suicida d’ailleurs à 31 ans, en 1954, en s’asphyxiant avec le pot d’échappement de sa voiture. Une sorte de James Dean dépressif. Quatrième étape : le Finlandais rigolo La quatrième grande étape du parcours de notre lecteur – la plus importante – arrive au début des années 1970. Pour la première fois, un écrivain du Nord fait rire tout en restant poétique. Le Finlandais Arto Paasilinna, auteur de livres très toniques comme Le Meunier hurlant ou Le Lièvre de Vatanen, invite à parcourir des contrées baroques et panthéistes. Il y a donc bien du souffle sous les aurores boréales. Cinquième étape : des éditeurs courageux C’est la cinquième escale avant l’arrivée. Le lancement en 1991 des éditions Gaia, spécialisées dans ces régions froides, a représenté le passeport définitif. Nous avons d’abord trouvé l’entreprise quelque peu exotique, avec ses livres aux élégantes couvertures brunes et ses noms de vikings imprononçables. Mais maintenant, on ne rigole plus : respect ! Gaia nous a notamment fait connaître les sagas de l’explorateur danois Jon Riel. Et puis Actes Sud, la belle maison d’Arles, s’y est mise elle aussi… Et aujourd’hui… Tous ces efforts un peu éparpillés puis plus réguliers ont donc familiarisé peu à peu notre lecteur français avec ces territoires littéraires que nous visiterons au Salon du livre, le Danemark, la Finlande, la Norvège, l’Islande et la Suède. Ces expériences pionnières paraissent bien lointaines aujourd’hui, alors que souffle depuis les fjords la plus formidable explosion littéraire apparue ces dernières années, comparable à “l’Age d’argent russe” (1900-1930) ou à la “Génération perdue” américaine (années 1920). Déjà fort bien fournies en excellents musiciens, ces terres froides abritent désormais un vivier de conteurs remarquables et pour la plupart très populaires, et ce dans tous les domaines. Evidemment, le roman policier occupe une place majeure, les Scandinaves ayant totalement renouvelé le genre ces dernières années. On pense à la série Millenium du Suédois Stieg Larsson qui a cassé tous les codes de la “detective story” (45 millions d’exemplaires vendus dans le monde), ou aux enquêtes de l’enquêteur Wallander, que Henning Mankell vient d’achever. Ce qui plaît, c’est l’incroyable vigueur de leur style, la tonicité de leurs récits, riches et poétiques. « Indignez-vous ! », semble nous dire Stig Larsson – mort, rappelons-le, d’une crise cardiaque au moment où il apportait le troisième tome de Millenium à son éditeur, et dont la vie fut un modèle d’engagement et d’obstination. C’est toute la différence avec le grand Stig Dagerman : les histoires sont aussi sinistres (crimes atroces, montée du néonazisme, amours impossibles, mensonges…), mais ces romanciers-là nous rassurent par leur force de vie, leur message, l’utopie qu’ils défendent jusqu’à la mort de leurs personnages. On se souvient de Lars Tobiasson obsédé par sa rencontre avec une femme seule sur une île isolée, dans Profondeurs, magnifique roman de Mankell mêlant mythologie, sensualité et aventures. «L’hiver était rude cette année-là, la glace si épaisse qu’on raconte qu’elle formait un mur compact en mugissant comme une bête sauvage. C’est alors qu’une longue crevasse s’est ouverte, depuis la mer jusqu’à l’île de Gotska Sando, et dans cette crevasse, une femme est arrivée à la dérive. Ce devait être une déesse car son corps brillait. » La vraie déesse pour tous les écrivains s’appelle sûrement l’Etat providence. Les pays d’Europe du Nord ont compris depuis longtemps quels bénéfices ils pouvaient tirer de leur littérature pour exporter leur culture et leur identité. Ils ont donc créé des structures officielles chargées de sa promotion, comme le Centre danois d’information sur la littérature ou le Centre pour la littérature norvégienne. De nombreux ateliers d’écriture et des “écoles du polar” ont aussi vu le jour, et en Suède il n’est pas rare de croiser des bibliobus, ces petits camions-bibliothèques qui apportent la littérature dans les endroits les plus reculés. Dans ces pays, pour reprendre une jolie formule de Marcel Proust, la lecture est depuis toujours une amitié. Et c’est sans doute pour cela que nous nous en sentons si proches. • Salon du Livre, du 18 mars au 21 mars, Porte de Versailles (Pavillon 1), bd Victor, 15e. M° Porte de Versailles ou Balard. http://www.salondulivreparis.com. Heures d’ouverture : vendredi 18 de 10 à 23 h, samedi 19 et dimanche 20 de 10 à 20 h, le lundi 21 de 13 h à 18 h. Entrée : 8 euros.